Le trou dans le ciel

Le trou dans le ciel

1999

ISBN: 2874080659

   Le trou dans le ciel explore le thème de la création.


 

D’aucuns imaginent volontiers l’acte créateur comme relevant de la seule insouciante sinécure. Opinion outrageusement consternante que celle-là ! En vérité, chacun, à son niveau de vie, fier mollusque, savant piteux, expérimente tous les démons et les démences qu’il peut, détraquant ainsi, ou perturbant souvent à son insu, les délicates harmonies censées régir le monde…

   Une histoire simple, certes, mais qui ouvre des perspectives presque à l’infini…


   L’auteur d’un roman en pleine gestation se voit menacé de dépossession de son œuvre. Son éditeur, ne rêvant que de drames grandioses ou de tragédies sublimes, juge en effet l’action du livre inexistante et les personnages inconsistants, raison pour laquelle il souhaite associer à notre malheureux auteur un adjoint à l’esprit, hélas, terriblement dévastateur et cruel.

   Devant la menace apocalyptique brandie par l’écrivain de substitution, notre auteur évincé ne trouve d’autre solution que de s’incarner en son œuvre pour tenter de préserver ses personnages désormais menacés d’anéantissement...


   Dans l’extrait suivant, nous nous retrouvons, en compagnie de l’auteur (pas moi, mais celui du roman... qui parle, lui, à la première personne!), à l’intérieur de la cabane en bois occupée par les principaux personnages qu’il a lui-même créés : Zénobe, le chercheur naturaliste, Lolo, son chien, éternel mal-aimé, et Biberock, une jeune femme qui, un beau jour, a surgi chez eux, venant d’on ne sait où... A l’extérieur, divers événements bizarres et menaçants se trament par une nuit de pleine lune…




Pour tout éclairage,un luminaire rudimentaire dispensait avec parcimonie quelques flammèches agonisantes et vacillantes. Bien sûr, les courants d’air ne manquaient pas dans la cabane ; ils s’engouffraient partout et s’ingéniaient à étrangler ou régénérer le petit bout de feu tour à tour vivace ou moribond, selon des plannings et des caprices inexplicables.

Je voyais, sur ma droite, les corps allongés de Zénobe, Lolo et Biberock dans un parallélisme exemplaire.

La fille m’était la plus proche, et tout orientée vers moi comme si je lui avais servi de petite Mecque privée. Elle ouvrait les yeux souvent, de manière brève, comme le font les chouettes somnolentes sur l’heure de midi dans nos clochers. Bref, elle dormait à moitié.

Par une rainure écartelée de la charnière de porte, je pouvais contempler, jusqu’en ses lointaines collines, tout un pan argenté de paysage baignant dans l’impalpable clarté lunaire.

Biberock s’était étirée langoureusement avant, semble-t-il, de se rapprocher encore de moi quelque peu. Au point d’ailleurs que sa soudaine proximité me fit brusquement sursauter.

- Est-il vrai, chuchota-t-elle, que vous connaissez le secret de toutes choses ?...

La question me surprit beaucoup et je ne sus de ce fait rien balbutier de convenable.

- Ben, je... C’est-à-dire que...

Ses yeux fixaient les miens. Comme ceux des mendiants qui harcèlent votre psyché et qui étirent vers vous d’interminables mains quémandeuses...

- C’est une étrange question que vous me posez là, mademoiselle !...

C’est vrai! J’étais soudain plus troublé qu’une pipistrelle découvrant l’existence du Popocatépetl un jour de Sainte Nitouche.

- Qu’est-ce qui vous fait croire que je..., que... Enfin ! à tout ça, quoi ?...

- Ben, je vous ai observé toute la journée, monsieur !... Je vous ai regardé en silence!... Et puis, j’ai eu comme un semblant d’intuition... Alors, maintenant, je voudrais vraiment savoir !

Je restai bouche bée, ne sachant plus du tout que dire.

- Vous ne trouvez donc pas ma question naturelle ?

- Si, si ! Bien sûr ! Oh, si ! Tout à fait ! Il m’arrive d’ailleurs fréquemment de me  poser à moi-même pareille question...

- Oui ?... fit-elle encore, suspendue à mes lèvres.

- Eh bien, à vrai dire, je pense n’avoir pas encore trouvé de réponse... Pas de réponse satisfaisante, en tout cas !...

- Je vous trouve curieux depuis la première minute où nous nous sommes rencontrés...

- Curieux ?

- Enfin, bizarre ! Plein de contradictions et de soucis...

- Plein de soucis vraiment ? répétai-je.

- Exactement comme quelqu’un qui se croit responsable de ce qui peut arriver aux autres, de meilleur ou de pire ! Oh, une simple intuition bien sûr!...

Elle aussi cherchait ses mots.

- Et j’aurais aimé savoir si, oui ou non, vous connaissiez vraiment le secret des choses...

Accroupie, Biberock s’était mise à éventer l’air de ses cuisses et genoux de grenouille éplorée. Et un petit bandeau blanc apparaissait, disparaissait, apparaissait... De la sorcellerie à l’état pur.

J’entendis alors un chant qui s’élevait du dehors et me précipitai sur ma rainure de bois. Une diversion qui me semblait venir de manière opportune ! Je ne pus cependant m’empêcher de jeter une ultime oeillade du côté de la fille.

La lumière intérieure vacillait toujours et sans doute le vent nous susurrait-il tous ces effets sonores d’un genre particulier. On eut dit d’étranges cantiques et leur polyphonie répétitive subjuguait. Le vent sans doute ! Le diable peut-être !..

- Vous ne voulez vraiment pas répondre à ma question !... dit encore Biberock qui s’était recouchée.

Mais ses yeux, qui vacillaient en phase sous les flammèches dansantes du luminaire, s’accrochaient aux miens de manière suppliante. De là, à ce qu’elle me traitât soudain d’abominable monstre, je sentis bien qu’il n’existait plus, pour ma protection, que l’espace étroit de la désespérance. De quoi donner à tout créateur valablement constitué des monceaux d’impuissances, le vertige...

Les chants redoublaient d’intensité sauvage dans la prairie argentée du dehors. Et le vent les modulait de surcroît, jouant parfois les porte-voix, parfois les éteignoirs.

S’il n’y avait eu la pleine lune, nous aurions pu facilement nous évader du lieu, pensai-je. C’eut été plus prudent que de rester bêtement terrés dans cette baraque sans issue comme nous le faisions. Mais seule la totale obscurité pouvait tromper la vigilance d’éclaireurs potentiels...

J’eus un très bref instant de chair de poule. Puis plus rien, m’étant complètement ressaisi.

- Vous me plaisez beaucoup, chuchotai-je à l’adresse de Biberock dont les yeux me poursuivaient toujours de leur assiduité redoutable.

- Je sais ! dit-elle. 

Ah ! cette manière si séduisante de murmurer « Je sais ! » affriolait mes sens. Et si ce n’avait jamais été que ça ! Au statut de créateur, j’eusse préféré soudain celui de créature.

On pouvait mieux à présent distinguer les mots du cantique. Il disait in extenso:

- Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu capable d’un tel miracle !

Et puis encore:

- Cloak nous est revenu ! Cloak nous est rentré ! Cloak est ressuscité ! Remercions Dieu, mes frères ! Remercions-le !...

Il s’était retrouvé là des centaines de scarabées-mendiants à manifester devant la porte. Et les cris, les pétards fusaient de toutes parts, et les excitations exultaient dans la nuit, assurant d’ores et déjà la banale transition de toujours, entre fête religieuse et festivités plus profanes.

Lolo s’était mis, sans crier gare, à scier tous les troncs des séculaires séquoias d’Amérique qu’il pouvait. On l’eût, rien que pour ça déjà, volontiers étranglé. Ah ! si seulement on avait pu savoir par quel bout devoir s’y prendre...

- Di-eu ! Di-eu ! Di-eu !... scandaient les manifestants.

- Je pense qu’ils vous réclament ! dit Biberock.

Il n’y avait jamais que sur moi que tombaient pareilles tuiles. Alors, au moment où j’ouvris la porte, les cris redoublèrent de ferveur. Mais je levai la main et les clameurs se turent.

- Je crois qu’il y a malentendu sur la personne ! dis-je.

- Non, dit le porte-parole. Le jour où tu es arrivé, Cloak a pu ressusciter ! Ça ne peut être qu’une preuve, pas une coïncidence...

Et l’hystérie avait repris au point de faire vibrer dangereusement le peu d’assise restante de la cabane. Les tempêtes l’avaient déjà tellement fragilisée.

- Calmez-vous ! Vous allez tout nous casser la baraque !

- Ça n’a pas d’importance ! hurla une voix dans la foule. Nous savons que tu es capable de la rebâtir en trois jours...

Holà ! pensai-je. Ils y vont tout de même un peu fort. Un tel amas de planches aussi caduques, ça se reconstruit en une demi-journée au plus !...

- Il y a, je vous l’assure, entre vous et moi un horrible malentendu... Scarabées mâles, scarabées femelles, je vous le demande avec grande insistance: rentrez de suite chez vous... Je vous le dis, et vous le répète: cette nuit, le ciel risque réellement de nous tomber sur la tête ! Des nuées de frelons, sauterelles et moustiques campent actuellement sur les collines que vous voyez là-bas ! Elles n’attendent qu’un ordre pour envahir le ciel et la terre, et semer la terreur... Je vous le dis: l’apocalypse est pour bientôt...

A ces mots, ce fut, parmi l’ordre des scarabées-mendiants, la panique la plus indescriptible qu’on pût imaginer. Certains laissèrent dans l’aventure des bouts bleutés de carrosserie. D’autres, une patte, un bout d’antenne. Et la terrasse de la cabane se retrouva jonchée de débris de béquilles, lunettes, calicots, bréviaires, lutrins, grelots, scapulaires et culottes...

Et le silence revint, impénétrable, comme pouvaient l’être les voies du seigneur...

Biberock avait suivi la scène, atterrée.

Je l’invitai à prendre tout de même un peu de repos.

- Recouchez-vous, lui dis-je encore. Chacun, demain, ne pourra compter que sur ses propres forces...

Elle se montra obéissante et se recoucha donc.

Et la nuit se repeupla dès lors rapidement de bruits et chuchotements divers. De bruissements acariâtres. Puis de lacérations sommaires.

La lune, impavide, avait tout vu, tout entendu, tout vécu de ces extravagants comportements terrestres. Et l’idée pourtant d’en vouloir sourire ne l’effleura même pas, elle qui était froide et sans cœur.


© Jacques Lambert

    PCL Editions, 28 Bte 9, avenue de l’Héliport  B-1000 Bruxelles.

 

 

 

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140 pages - 11 € .

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