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La cité des merveilles
ISBN 2930430060
2006
Retour à la littérature de fiction.
Au cycle réalité, rêverie, rêve, utopie, réalité.
Au cinéma de papier...
Contraint, en pleine crise économique, d’accepter une étrange mission, Monsieur Je, modeste employé de la Chichihuahua Petroleum Company Ltd, va prendre courageusement le chemin de l’exil, celui qui mène immanquablement aux terres inconnues les plus lointaines, les plus débridées.
Ce faisant, se rend-il compte du tragique grandiose de son destin personnel ? Celui-là, précisément, qu’une pythie locale acariâtre lui a prédit « déplorable, odieux et cyclique ». Le côté ardu de son aventure forcée effleure-t-il seulement le champ de sa conscience ?
Dans un grouillement quasi permanent d’images saugrenues, au travers d’une efflorescence d’idées en train de naître, embryonnaires et innocentes d’abord, sournoises et assassines ensuite, je tente, avec La cité des merveilles, la création d’une oeuvre d’art total. Prétentieux? Non. Ambitieux? Peut-être, mais c'est le rêve secret d'une multitude d'artistes. Ambition, ambition...
Nous voici tous embarqués dans un récit fantasque, improbable, truffé de ouï-dire et de non-dits bizarres…
Extrait.
Aux abords de la Cité des merveilles, Monsieur Je et sa brouette viennent de faire la connaissance d’Arthur, un distingué arboriculteur, particulièrement amoureux de sa ville...
Au détour d’une gorge en chicane bibiaisée, une faille minuscule nous était tout d’abord apparue, juste assez large toutefois pour y pénétrer, ma brouette et nous, à la queue leu leu. Mais le chas franchi, ce fut une véritable cathédrale souterraine qui se révéla à mes yeux éblouis.
- Oh, je devine et partage volontiers votre étonnement ! Un sanctuaire primitif qui sert de décor à une station de métro, voilà qui n’est guère banal, n’est-ce pas ? Il date de cette époque troublée où l’on prenait plaisir à persécuter les chrétiens… Oh, je vous concède que la transformation d’une basilique antique en station de métro en a choqué plus d’un ! Pourtant, de telles affectations nouvelles nous ont permis de sauver le patrimoine architectural quasi complet de la Cité. Et de cela, nous, citoyens, sommes plutôt fiers…
A vrai dire, je n’en croyais pas mes yeux. Ces vestiges, admirablement restaurés et que leur fonction neuve avait modifiés juste ce qu’il faut pour ne point trop trahir les lieux, ne pouvaient que couper le souffle de tout nouveau visiteur.
- Pour la consigne, c’est ici ! se contenta de dire mon hôte.
- C’est pour votre brouette ? enchaîna, l’air ironique, le sinistre gardien des lieux qui semblait posséder le don pervers de la divination.
- On ne peut rien vous cacher, mon brave ! me contentai-je de répondre d’un air sans doute peu rassuré, l’âme un tantinet meurtrie aussi par le discret sourire en coin que l’homme n’avait pu totalement réprimer.
- Voilà, pour la consigne, c’est gratuit. Mais pour la muselière, c’est à votre convenance…
- La muselière ?
- Avec la crise et, bien sûr, les événements qui en résultent, on ne peut se montrer trop prudent, intervint de manière diplomatique l’arboriculteur qui avait deviné mon soudain embarras.
A mon grand soulagement, il avait aussi réglé pour moi le problème des arrhes. D’une poignée de graines pleine de promesses juteuses ! Lui-même avait saisi l’occasion de se débarrasser de ses trousse, masque, gants et stéthoscope devenus encombrants.
Au moment où nous quittions la consigne, je crus entendre comme un bruit sec et métallique, presque aussitôt suivi d’une multitude d’autres, davantage mats et sourds. Puis un langoureux soupir de gorge nouée, venu sans doute de la brouette, avait clos ce remue-ménage impromptu. Fallait la comprendre, la petiote ! Elle avait le cœur gros, possédait ses humeurs, son spleen et ses saudades. Mais surtout, elle n’avait dû apprécier que chichement les senteurs amères du musellement subi.
A ce moment, dans un vacarme de ferrailles déferlantes, une rame de métro, surgie sans crier gare du plus profond sous-sol, vint pénétrer la Basilique.
- Vite, venez voir ! cria mon hôte surexcité. Ah, si vous saviez comme tout cela me change de la compagnie amorphe des arbres !
C’est qu’il semblait à présent ravi de me faire découvrir les mystères rampants de sa propre Cité. Il m’avait aussitôt tiré vers les tréfonds de la terre, dans ces géhennes incertaines d’où surgissaient les fracas noirs de mille enclumes déchaînées à l’envi.
Crispée, arc-boutée, les roues à doigts étreignant le rail, la bête bavait du col son huile épaisse et pissait sous elle une vaseline chaude aux âcres senteurs de jours finissants. Elle venait, vaillante, d’émerger d’une crypte vieillotte et souterraine pour aller bientôt attaquer la montagne, via le grand jubé à la structure de pierre monumentale.
Une redoutable frénésie avait gagné les lieux. D’archaïques débardeurs, aux jambes torses et nues, se ruèrent sur une complète forêt de pins déjà largement dépiautés ; ils débarquaient à la hâte des troncs phénoménaux, les faisant rouler des wagons aux quais, avant d’encore les empiler haut.
Des pingouins d’Australie, d’une variété qu’on croyait disparue, enchaînés et balourds, braillaient à qui mieux mieux sous les regards goguenards d’un éléphant pansu, d’une ballerine ailée. Derrière, loin derrière, un bataillon de nettoyeurs animés de ferveurs et manigances malignes s’activait à faire disparaître l’un ou l’autre reliquat de paille tiède que de petits fauves malotrus avaient pris soin de souiller dans l’élégance de tout leur corps tendu, puis, par mesure d’hygiène instinctive, d’éparpiller des pattes arrière sur les planchers des deux derniers wagons ; et des paquets de crottes, plus cossus que massifs d’hortensias aux abords d’un quinze août, s’en allaient ainsi vadrouiller, vigoureusement poussés par des coups de balais prometteurs de bonjours et d’au-delàs tout cracra. Un convoi de camions et roulottes bariolés quittait également les fourgons de la rame. Bref, il y avait là, à se trémousser divinement, tout un cirque en goguette.
Ici, des fillettes piranhas lançaient au tout venant des sourires parallèles et sonores. Là, des femmes zélées, jactant peu (phénomène aussi rare en la Cité que partout ailleurs au monde), courbaient l’échine sous le poids de dizaines de bimbroches inouïes. Ailleurs, des hôtesses, jambes arquées, barbiebouillées de bleu craquouille, traquaient le touriste privé, agissant à son compte, et son équivalent public, l’espion, travaillant au profit d’une ou l’autre nation.
- Vous-même, me demanda mon hôte, êtes-vous touriste ou espion ?
Je me rappelai soudain que j’avais été envoyé ici-même en mission pour le compte d’une compagnie privée.
- Touriste, je crois bien…
Mon attention fut attirée à ce moment par la silhouette frêle d’un petit drôle aux cheveux blancs, ridé du gros orteil au faîte des oreilles. Il arborait un écriteau sur lequel figurait, en toutes lettres, une bien étrange et malicieuse requête : « Homme actif, bon, poli, serviable et honnête, cherche d’urgence femme pisse-vinaigre pour détartrage casseroles. Plus, si affinités. »
J’en restai tout baba.
- Ce bougre-là a sacrément raison ! me chuchota mon compagnon. Ce n’est pas parce qu’on a soif d’amour qu’il faut se jeter sur la première gourde venue. N’est-ce point aussi votre avis ?
Vu sous cet angle, évidemment...
- Cette petite annonce est tout, sauf imprudente en effet ! me contentai-je de répondre en guise de conclusion.
Par voie d’affichage, on recherchait également des jumeaux particulièrement ressemblants. Moyennant quelque prise de risque, d’appréciables émoluments attendaient les candidats.
Devant moi, des ânes en pagaille, dont le métier était de « faire taxi » davantage que joli, piétinaient d’impatience les carrelages bigarrés des longs quais encombrés : on les sentait très empressés soudain d’aller retrouver le grand air et de pouvoir à nouveau savourer sans retenue, sous le soleil ou sous la lune, d’autres immobilismes mêlés d’impertinences grossières.
Alors, paré, chargé, écrasé, ce petit monde épars s’ébranla d’un seul coup grandiose et gagna, en titubant, la seule sortie fléchée de la station, une porte monumentale que les panneaux diserts promettaient d’exister au verso de la montagne. Les chrétiens des premiers temps avaient conçu et percé sur l’arrière cette issue évasée autorisant la fuite en totale débandade lorsque Romains, Romaines, lions et lionnes venaient leur chercher noise.
Lentement, les quais s’étaient désengorgés et la motrice, mettant fin à l’étreinte des petits doigts ankylosés, avait redémarré sèchement en crissant du croupion.
- Que tout cela est beau ! souffla mon hôte.
Et l’extase le gagna peu à peu.
- Quelle merveilleuse agitation ! Quelle splendeur que la vie ! Ne trouvez-vous pas ?
- Ben, oui ! Je partage, moi aussi, ce point de vue…
Arthur - c’était son nom -, m’avoua venir de manière régulière arpenter les dédales des sous-sols du métro, humer la vie souterraine de sa ville, se vidanger surtout de toutes ses sèves et chlorophylles accumulées au fil des heures passées au plus dru des feuillages. Le spectacle de la station différait, prétendait-il, à chaque heure du jour, à chaque portion de nuit, au gré même des saisons. Une fois, c’étaient des troupeaux de vachettes en partance pour l’alpage, une autre fois des skieurs en pagaille aspirant à tâter des neiges molles. Les unes, les autres, parfois, revenaient en civière.
Il valait la peine de venir jusqu’ici en grand contemplateur.
- Tenez, nous prendrons le prochain convoi ! Il serait impensable que vous quittiez la Cité sans en avoir admiré les détours incongrus et le sommet huppé…
Alors, comme devenu fou, ce fut sans le moindre ménagement qu’il me tira soudain la manche, m’entraînant à sa suite.
Le plus curieux peut-être en ce métro, c’était, je crois bien, le système du paiement qu’on exigeait pour la montée. Dissimulée dans un confessionnal aux allures magistrales, une sorte de noria géante présentant des tiroirs successifs, recueillait les dons en nature de chaque candidat passager. Ainsi était-on sollicité à contribuer au coût du voyage en proportion de ses propres avoirs.
- L’aller est payant mais le retour est payé, me précisa Arthur. Logique : chacun participe au système moteur général basé sur le principe du contrepoids !
Il m’expliqua qu’une source, située à mi-hauteur de la ville, offrait son énergie d’appoint à la ligne de métro. Le passager descendant, générant une économie d’eau, se voyait remercier pour sa contribution : là-haut, une noria semblable à celle-ci lui ouvrait tout grand un tiroir et lui restituait l’un des présents recueillis au départ des stations les plus basses. Il y avait là, c’est entendu, une loterie certaine dans les largesses de la noria.
Arthur avait beaucoup insisté pour que nous empruntions, au cours de cette excursion dans les entrailles de sa Cité, le jeu de télécabines qui reliait astucieusement les deux wagons centraux de la rame. Nous nous y étions donc suspendus comme du linge mis à sécher. Et je dois dire que notre câble, fort bien élastiqué, amortissait avec aisance, élégance et retenue ces petites différences de vitesse qui, quasi inévitables lors d’accélérations ou décélérations un peu sèches, sévissaient entre les deux segments principaux du convoi. Nous y jouions un rôle de différentiel. Ce qui, ma foi, n’avait rien pour déplaire.
Aux dires d’Arthur, la première station rencontrée croisait une étonnante petite ligne de tramway touristique.
Mon hôte, en tout cas, ne tarissait pas d’éloges sur le parcours emprunté par ces vaillantes motrices qui faisaient visiter des dedans de maisons saisis en pleine intimité. Chaque jour, plusieurs pléiades de comédiens mis au repos forcé pour raisons médicales s’y voyaient confier plein de rôles surprenants, frisant parfois la friponnerie. L’occasion rêvée pour les acteurs caducs de se refaire de nouvelles vies.
Une voie au parcours sinueux, sautant les étages, courant les paliers, révélait à l’humble visiteur les dessous secrets, voire lubriques, des vénérables demeures de la Cité. Mais, à tout prendre, les pérégrinations de cette ligne de tramways plutôt sympathiques devaient être considérés comme un parcours initiatique, ou comme une simple invite à découvrir les dédales luxuriants d’un grand musée des traditions.
Bien sûr, tout ça donnait lieu, certains jours, à de petites polissonneries douteuses ou à des canailleries quelque peu égrillardes. Et sans doute aussi, nombre de saintes Nitouche y avaient-elles été chamboulées par la révélation brutale de plaisirs et extases jusque là parfaitement inconnus. Voilà qui expliquait en partie pourquoi ce circuit de tramway touristique, à l’évidence si sympathique aux yeux d’aucuns, s’était aussi attiré, au cœur de la Cité, les défaveurs d’un clan d’opiniâtres détracteurs. Dans les chaumières prudes où chacun vivotait, ratatiné dans le cocon de sa propre vertu égoïste, on pouvait entendre rabâcher sans relâche force exemples scandaleux méritant à coup sûr mille et une représailles.
Paradoxe terrifiant, c’était aussi sur cette ligne de tramways, à l’époque tirés par des chevaux, qu’Eustache (du grec eu et tacuV, qui tire vite et bien, ou d’eustocoV, qui vise juste), l’éminent Saint-Patron de la Cité des Merveilles, s’était reconverti à une vie sans chichi, rien que vouée à la prière et aux austérités charnelles. La vision tournechamboulante du lieu lui avait soudain dévoilé des instincts ignorés de lui-même - car profondément enfouis en son propre inconscient -, tout pétris de sagesse, chasteté et sainteté grouillantes.
Cette subite et incroyable virevolte avait mis en émoi plein d’honnêtes citoyens et en sourdine pas mal de critiques méchantes. Mais surtout, elle avait créé quantité d’émules parmi les flots de voyageurs qui, de leur propre aveu, n’empruntaient plus la ligne que mus par l’espérance béate d’une totale reconversion morale à l’image du grand Saint.
Quel qu’en soit la raison, la ligne prospérait, les trams restaient bondés matin, midi et soir, et les promoteurs, heureux du succès rencontré, envisageaient l’organisation de visites en nocturne.
- Nul ne songerait à nier que les trams ralentissent quelquefois aux abords de sites jugés graveleux. Mais jamais ils ne se permettent non plus d’arrêt véritable. Alors, cette polémique !…
Le jeu des télécabines se relâcha quelque peu : le convoi ralentissait.
- Comme vous pourrez vous en rendre compte, la station flambant neuve qui va suivre est dédiée aux comportements humains.
Les quais, joliment bondés déjà en âmes de tous sexes et animaux mignons de compagnie, regorgeaient aussi de milliers de colis joliment colorés que des équipes nombreuses se chargèrent d’embarquer nerveusement dès l’arrêt complet de la rame. Ces caisses innombrables dégageaient une odeur musclée et pestilentielle, pareille à celle du putois rural quand il se déniaise. On avait cru longtemps ce monopole réservé aux usines d’équarrissage et pêcheries au temps joyeux des canicules. Erreur.
- Vous l’aurez deviné à la fragrance du lieu, dit Arthur, mais la spécialité de notre ville tient toute entière en ces caisses : le rapku carnassier, un fromage aux effluves rares et subtiles…
- Je vous crois sur parole… fis-je, hypocrite, car peu tenté d’y jamais goûter un jour.
Pire, fermement décidé à bouder ce plaisir si quelqu’un se risquait jamais à me le proposer.
- Ça, et un grand verre de triple-pisselote grattouillée, et voilà le paradis qui titille vos papilles ! s’était esclaffé mon hôte.
Quand enfin, avec une délicatesse maniaque, les caisses de rapku carnassier furent bientôt arrimées aux wagons, l’on entendit s’élever de la station une fabuleuse clameur. Suivie aussitôt d’une contestation formidable.
- Mais puisque je vous dis que cette livraison est exclusivement destinée à l’exportation…
- Mais pas du tout ! Qui vous a dit ça ? C’est la commande des restaurants d’en haut !
- En ce cas, débarquez-moi vite fait ce foutu tas de m... ! Ah, je vous jure qu’on en entendra parler, en haut lieu !
Il n’en fallut guère davantage pour que le débarquement des caisses fût donc effectué tambour battant.
L’opération terminée, un cri strident ébranla la station :
- Hé, mais cette rame ne descend pas ! Elle monte ! Qu’avez-vous fait là ?
- Bien sûr qu’elle monte si c’est pour les restaurants du haut…
- Mais c’est précisément ce que je venais de dire…
Alors, on rembarqua la marchandise sans plus trop sourciller.
Et pour la seconde fois, l’essence fromagère prit possession d’une grande part de la rame, télécabines hélas incluses. L’odeur ne m’étant guère affriolante, je ne pus réfréner un haut-le-cœur abominable.
- Dès qu’une spécialité se fait jour, elle tombe d’office dans le domaine public ! bredouilla péniblement Arthur, comme pour excuser et relativiser l’incohérence passagère des employés cheminots. On l’étatise. Le rapku carnassier n’échappe pas à la loi. Chez nous, l’intérêt de tous mène la danse…
- Cela va de soi ! Mais ne m’aviez-vous pas fait remarquer que le travail avait été banni de la Cité ?
- Bien sûr ! Ces excités du dimanche ne sont rien d’autres que des athlètes à l’entraînement. Ils ont seulement choisi la manière utile de parfaire leur musculation : la voilà donc, la véritable démarche citoyenne !
Le brouhaha s’était gommé de lui-même : les hommes avaient bondi joyeusement, en de grands sauts majestueux, et rapidement les quais étaient redevenus aussi déserts, frileux et silencieux qu’ils n’avaient été, l’instant d’avant, peuplés, fiévreux et tapageurs. Seuls, des périscopes restaient visibles, sortant ici de jointures du pavement, et là des murs de la station.
J’eus un moment de frayeur : aurais-je été de la sorte repéré, puis pris en filature ? Mais non, qu’allais-je imaginer !
- La salle des espions ? demandai-je ironiquement, une fois revenue toute ma sérénité.
- Non, celle des timides, me répondit mon hôte. Mais au-delà des quais, il y en a d’autres, nombreuses et variées : celles des extravertis, des colériques, des excités et des béats… Notamment ! Et celle encore des amoureux. Rien que traverser cette dernière au pas de course vous donne déjà des idées en brûlots, plein de désirs incandescents…
Dans un crissement redoutable, notre convoi venait de reprendre le fil de l’ascension. Une montée de plus en plus raide. Trop à mon goût. Beaucoup trop !
- Vous comprenez à présent l’intérêt des télécabines ! Dans les voitures ordinaires, tout qui ne s’est pas correctement ceinturé se retrouve propulsé à l’arrière. Sans compter les bagages mal arrimés qui vous déboulent dessus sans crier gare et qui tuent quelquefois… Ici, c’est le bonheur…
N’empêche ! Ce gigantesque magma de ferraille lourde et puissante que j’imaginais volontiers par dessus nous, même s’il me sembla bien que ce fût avec toute l’aisance requise qu’il se fît aspirer par les parois coulissantes du gouffre, m’insufflait plus d’angoisse que de réjouissance. Bien entendu, les odeurs de rapku carnassier et vaseline chaude confondues n’étaient pas non plus étrangères à ma lividité naissante.
- Notez qu’il ne faut espérer n’être à l’abri nulle part ! reprit mon hôte. Un jour, de la télécabine juste supérieure à nous, un chat terrorisé n’avait réussi rien de mieux qu’à me pisser dessus. Ah, ce salaud de matou !
L’odeur virtuelle d’urine de chat s’étant perfidement mélangée à celles des rapku carnassier, triple-pisselote et vaseline chaude, ma lividité finit par atteindre le seuil critique de la blêmitude pré-comateuse.
Mon hôte avait dû se rendre compte de la verdeur de mon visage car il s’était penché sur moi pour s’enquérir un peu de mon état de santé.
- Vous allez bien ?
- Ça ira ! murmurai-je.
- Vous en êtes sûr au moins ? Je vous vois tout chose !
- Non, non, ça ira ! répétai-je.
- Notez, il est normal qu’une première expérience, telle celle de notre métro, secoue toujours un peu ! Après, on s’habitue. Comme à tout. Et c’est dommage ! Je reste persuadé qu’on ne devrait jamais s'accoutumer à rien…
Parfois, on pouvait distinguer sur le rocher les restes rougeâtres d’un bras écrasé. Ou d’une jambe détachée, aplatie, étirée, virant au brun mauve assombri. Je crus même pouvoir distinguer, trois bonnes secondes durant, une tête humaine imprimée sur la paroi, comme anamorphosée en largeur et désanamorphosée en hauteur. Elle riait encore, même après avoir été prise.
- Eh oui ! Voilà bien ce qui arrive lorsqu’on ne respecte pas les consignes de sécurité…
En détournant mon esprit de ces visions fugaces, l’idée des rapku et pisselote me revint brutalement en mémoire : parvenus au sommet, mon hôte ne manquerait pas de m’en offrir à gogo. A mesure que je prenais conscience de la difficulté d’échapper aux dégustations les plus fines des merveilles de la Cité, je devins davantage vert qu’un Martien. Il n’y avait décidément pas que le pays qui fût en crise…
- Il est pourtant spécifié partout qu’il ne faut pas se pencher aux fenêtres ! Mais non, il y a toujours des imbéciles pour se croire plus malins que les autres…
Parfois, la paroi s’entrouvrait en de vastes anfractuosités.
- Vite, regardez là ! s’écria Arthur, pointant du doigt une vague forme humaine, complètement desséchée.
Je jetai un rapide coup d’œil du côté qu’il montrait de l’index.
- Un anachorète ! précisa-t-il. Ah, je puis vous dire que vous avez beaucoup de chance ! Je ne sais pas chez vous mais ici, dans la Cité, c’est une espèce en voie d’extinction…
A dire vrai, il ne m’avait semblé rester que peu de matière humaine en cette étrange et filandreuse chrysalide d’où l’âme avait dû ficher le camp voici plusieurs années déjà…
- Celui-ci est mort, évidemment.
- Personne ne s’est donc donné la peine de le remplacer ? interrogeai-je, prenant l’air étonné.
- Eh oui ! Nous sommes en crise : les vocations se font rares.
La rame avait ralenti au passage de nouvelles niches supérieures, construites cette fois de main d’homme ; des vendeurs de pop-corn y vantaient une marchandise nerveuse, plus sautillante que criquets en cavale.
- Il est normalement interdit d’occuper ces aires de sécurité, m’assura mon guide. Mais que voulez-vous ? Moyennant l’un ou l’autre bakchich peu ou prou grassouillet, certains commerçants, plus mendiants d’ailleurs que marchands, ont appris les gestes qui apitoient à coup sûr les pilotes ; arrivés à leur étage, ceux-ci ralentissent quelquefois leur convoi…
- Oui, mais avouez tout de même que cette manière de procéder en concomitance complice peut aussi constituer une stratégie de vente formidablement ingénieuse… émis-je prudemment, histoire de ne pas rester coi dans cette verdeur pâlotte qui éteignait peu à peu tout mon être.
Je me sentais comme métamorphosé en motte molle. L’idée seule de la généreuse portion de rapku carnassier qui m’attendait là-haut, arrosée, qui plus est, d’une monstrueuse goulée de triple-pisselote hardiment grattouillée, m’était devenue un paradis insupportable !
- Je suis d’accord avec vous ! admit tout aussi précautionneusement Arthur. J’ajouterai même à la pertinence de votre argument que la tricherie dont nous nous révélons tous capables, constitue aussi un élément majeur permettant de nous différencier complètement de l’animal !
Ce fut là, je crois bien, une manière à lui, triomphante, de me repasser philosophiquement le couvert. Ma réflexion avait mis la barre haut en effet !
Et pourtant, je le jure, jamais je n’eus voulu de ces soudains vertiges qu’offre la pensée humaine quand elle fuse, volcanique jusqu’à friser les sommets les plus inaccessibles d’un ciel intelligent. Chez moi, les idées, quand elles venaient, c’était toujours de manière naturelle, spontanée, sans forceps. A mon corps défendant, elles surgissaient parfois, lumineuses, aveuglantes, de mes obscurités les plus enfouies, comme issues du néant.
Et d’ailleurs, il en était toujours ainsi : je ne brillais jamais autant que lorsque des pâleurs mortelles attaquaient les frontons de mes joues et que des suées grasses venaient noyer le plus fort de mon front. Je vivais là de fabuleux moments de pensée instinctive qui, le plus souvent, laissaient penser à tous que je n’étais jamais, moi-même, qu’un quelconque imbécile en attente de génie.
- Excusez-moi, un tout petit malaise ! dis-je. Mais voyez vous-même, ce n’est rien, il est déjà passé ! Ah oui, où donc en étions-nous restés ?
- Nous parlions des vendeurs de pop-corn qui squattent allègrement les refuges du tunnel ! dit mon guide… A vous voir si livide, je crains que l’expérience de notre métro ne vous ait point totalement réussi…
- Non, non, ce n’est rien…
- Rassurez-vous, nous approchons du sommet ! Courage ! Un bloc de rapku carnassier ainsi qu’une rasade de triple-pisselote grattouillée vous attendent ! N’en doutez point, ils auront tôt fait de vous remettre tous les sens à l’endroit !
Ce que j’appréhendais le plus était arrivé.
© Jacques Lambert. La cité des merveilles.
Imaginons un seul instant que vous et moi, ensemble, nous puissions retrousser la Sagrada Familia de Barcelone comme une vulgaire chaussette. Nous obtiendrions aussitôt une image très approchante de la cathédrale que je décris dans La cité des merveilles... Cela, bien sûr, peut paraître idiot à première vue. En fait, ce l'est.
Pourtant, son architecte, un certain monsieur Touneuf, précurseur de l'Art touneuf, a réussi cet "exploit", particulièrement controversé (est-il nécessaire de le préciser?). Pour ses admirateurs enthousiastes, ce travail serait le fruit d'une inspiration créatrice frisant le génie. Mais pour ses détracteurs, il n'y aurait là, bien entendu, qu'une oeuvre accouchée - plutôt laborieusement - du cul d'un bigleux dyslexique.
Personnellement, commerce oblige, je me garderai bien de prendre parti sur cette trop délicate question... A vous de vous forger votre propre opinion. Et de la partager. Enfin, si toutefois vous n'êtes pas, vous non plus, de commerce, cela va de soi...
Un raccourci peut-être, mais alors quel enfer !
Aucun palier n’était prévu, aucune aire de repos, ni porte de sortie, ni rien qui puisse servir d’échappatoire à l’étroit escalier. Ici, rien que des marches traîtresses et un colimaçon tourbillonnant à l’infini. En en entamant l’ascension, vous vous condamniez vous-mêmes à cracher vos poumons, livrés que vous étiez tout à coup aux jouissances rébarbatives de l’asphyxie, du vertige et du mal des montagnes.
Le croisement inopiné de mamas callipyges, plus vertueuses que perverses, moites et ventouseusement ventrues, nous rendit, je l’avoue, la montée plus malaisée encore. Osons le mot : insupportable. Appliquées et rougissantes, elles s’excusaient de ce frotti-frotta plus qu’appuyé et frénétique. Et nous, ne souhaitant nullement être en reste, nous tentions de les rassurer après coup :
- Ne vous excusez pas, mesdames ! Tout le plaisir était pour nous !
Horreur ! Nous prenant aussitôt pour des aspirants-diables, elles bondissaient, offusquées à l’idée seule qu’on eût pu se servir furtivement de leur corps pour passer à quelque épreuve pratique, éteignaient sur-le-champ les feux de leurs sourires, hurlaient le plus souvent et cognaient quelque fois. C’est dire aussi combien, lors de ces assassinats paroxystiques et virtuels dont nous étions souvent les victimes épouvanthorrifiées, nous risquions la gifle thermonucléose haute valeur ajoutée qui laisse babasourdi, autant que la déflagration apocalyptique promise depuis toujours par la guerre des étoiles...
- Depuis longtemps déjà, la construction d’un ascenseur hydraulique est inscrite au programme du gouvernement de la Cité ! Et c’est heureux ! soupira Arthur. Mais en attendant ces jours meilleurs promis, livrés à nous-mêmes, nous restons bien sûr à la merci de l’une ou l’autre de ces redondantes mégères. Il y a des tués chaque année...
Toutefois, savoir que le gouvernement de la Cité avait pris la mesure du problème, réconfortait les cœurs, rassérénait les esprits : c’était déjà bien qu’on planchât là-dessus en haut lieu. Simplement, la solution viendrait plus tard.
En conséquence de quoi, pieds, mollets, genoux, cuisses, bronches, poumons et de manière générale le petit personnel corporel, taillable et corvéable à merci mais chez qui la moindre embellie transpire aussitôt, et que l’espoir et l’optimisme révolutionnent facilement, auraient tendance, une fois là-haut, à pardonner plus aisément cette ultime trahison des cerveaux n’en faisant qu’à leur tête. Quelle coup de folie imbécile, en effet, que s’être autorisé pareille escalade !
Avouons-le d’emblée : notre arrivée au terme de cette emberlificoteuse et tournicotante échelle de fer, qu’à juste titre fidèles et clergé s’étaient empressés de baptiser « Escalier des Pénitents », après bien des rencontres hasardeuses et point toujours aussi libertines, hélas, que celles des grassouillettes mamas jouissivement croisées, fut ressentie par nous comme l’avènement d’une petite mort atterrante. Ou comme une délivrance suprême.
Pourtant, si l’on garda bien de l’aventure, et plus d’une heure durant, divers stigmates et courbatures de dos, moult douleurs criantes aux cuisses et aux mollets, quantité d’asphyxies de bronches et de poumons, nous éprouvâmes aussi, en compensation, une fierté sans nom pour avoir réussi cet exploit peu banal : nous être permis de débouler si haut presque aussi vivants que nous ne l’étions au départ.
© Jacques Lambert. La cité des merveilles
Critique
En communauté française il y a toujours eu une tradition de conteurs, simples, spirituels, proches des lecteurs. C’étaient en général de bons vivants, qui aimaient la vie joyeuse et l’épiaient avec causticité.
Songeons à ce maître en la matière qu’a été Arthur Masson. Et bien d’autres, les uns plus graves que les autres : Franz Mahutte (Mons), Hubert Krains (Les Waleffes), Hubert Stiernet (Waremme), Georges Garnier (Mons), Maurice des Ombiaux (Beauraing), Louis Delattre (Fontaine l’Evêque), Sander Pierre (Molenbeek) et Henri Maubel (Saint-Josse-ten-Noode). Et les romans et contes de Roger Foulon, ne s’inscrivent-ils pas dans cette tradition ?
Chez Jacques Lambert, il y a une création verbale extraordinaire, avec de temps à autre un léger dérapage, ri au lieu de ru dans le sens de petit ruisseau. Il a l’art de souligner le comique des situations. Parfois force-t-il un peu la note et il tombe dans le sarcastique.
En voici un bref extrait :
Puis un Cerbère assermenté de la Chichihuahua Petroleum Company Ltd, sorti de je ne sais où, vint me faire, à lui seul, une escorte discrète, me priant de bien vouloir quitter le site industriel par une porte dérobée. Miracle, elle donnait sur un univers forestier grandiose. Je vécus cet exit comme une petite mort en retenue.
Chez Jacques Lambert, il y a aussi un tempérament de contestataire qui de temps à autre montre le bout de l’oreille. C’est très vivant. De quoi tenir en éveil les plus assoupis.
Emile KESTEMAN – Nos lettres – N° 12 – Décembre 2006.
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La Cité des Merveilles
228 pages
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