Hommage à l'alpiniste René Desmaison


Hommage à René Desmaison

escaladeur de nuages

 

 

 

 

 

 

Mon Dieu, qu’il est difficile de vouloir rendre hommage à un homme que l’on a bien connu sans se sentir obligé d’évoquer quelques souvenirs communs. Le risque est grand de paraître nombriliste. Pourtant, des centaines de personnes, anonymes pour la plupart, auraient, et mieux que moi peut-être, à raconter bien des choses et moult anecdotes sur le personnage René Desmaison.

 

Mon employeur me l’avait présenté comme un homme difficile à vivre, d’une exigence rare, maniaque, enquiquineur dans le meilleur des cas, emmerdeur dans le pire. Bref, un personnage invivable. Un monstre, quoi ! Notez qu’un autre organisateur de spectacle m’avait autrefois seriné la même rengaine sur Raymond Devos que je devais accompagner dans une courte tournée en Allemagne… Mais ici, il s’agissait d’un monstre auquel j’aurais à me colleter quotidiennement durant plus de trois mois. J’en étais tout retourné, en frissonnais déjà.

- Vous risquez de souffrir ! Il a un sacré caractère. Enfin, prenez patience quand même et mesurez vos paroles ! m’avait conseillé la direction lors d’une entrevue extra-ordinaire.

Et extraordinaire, elle l’était assurément, tant elle ressemblait davantage à une veillée funèbre qu’à une réunion de travail.

- Et surtout, soyez diplomate !

Tout cela m’avait été dit sur le ton mièvre et tranquillisant du « Soyez courageux ! Avec le temps… Bah, finalement  tout se passera bien, vous verrez ! ».

C’est que la Grande Maison, comme on appelait communément la « boite » dans laquelle je travaillais, craignait surtout les dérapages, le désordre, les déflagrations, les coups de tonnerre, les séismes, les fins du monde. Elle tremblait aussi. Parfois. Secrètement.

 

René Desmaison avait exigé que la grande salle du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (admirable salle s’il en est, d’environ 1500 places), où il donnait le soir-même la première conférence de sa tournée, fût préparée dans l’après-midi. On en profiterait pour y faire une répétition générale. J’étais donc convié, plus tôt que d’habitude, à la terrible confrontation. Malheureusement, n’ayant pas été prévenu dans les temps, je m’y étais présenté à l’heure habituelle, le plus ingénument du monde, avec tout de même une très belle heure de retard…

La direction, visiblement, était terrorisée. Elle me reprocha mon retard. Il régnait là une ambiance électrique.

Le monstre, lui, était déjà sur scène.

J’allai de ce pas me présenter.

- Monsieur Desmaison ?

- Oui ?

- Jacques Lambert. C’est moi qui suis chargé de vous accompagner durant votre tournée. Je suis franchement désolé pour ce retard. Je…

- Ah oui, aucune importance !… Bon, mais à partir de maintenant, tu m’appelles René et, moi, je t’appelle Jacques. D’accord ?

- D’accord…

Dès cet instant, je l’avoue, j’ai pensé que tout était joué. Qu’on s’était apprivoisés.

Et je ne me trompais pas. Jamais, je le jure, il n’y eut entre nous, le moindre conflit à déplorer. Lui et moi, ensemble, gérions, en bon père de famille comme on dit, et sans difficulté, les inévitables tracasseries qu’offre toute tournée de longue haleine.

Et cependant, tout nous opposait.

Il était baraqué. J’étais du genre fluet. Il était homme de montagne, rêvant de sommets et de premières. J’étais homme de plaine, éprouvant du vertige sitôt atteint un troisième échelon d’escabeau nain…

 


     Photo: Jacques Lambert

 

Donner en représentation des films-conférences, c’est bien : mais derrière cette apparence de grande facilité de vie - et le public, heureusement, est loin d’en être conscient -, il y a les heures de route et tout le travail au quotidien des installations et désinstallations de salles.

Les spectateurs à peine partis, René Desmaison désinstallait le matériel de scène avec une agilité déconcertante. Puis, matériel emballé, soigneusement aligné à la sortie de salle (sans doute comme il le faisait de son outillage d’alpiniste), il venait me rejoindre dans les étages, côté projection, pour me prêter main forte. Le matériel étant particulièrement lourd, je peinais beaucoup, c’est vrai, dans les montages et démontages, mais surtout dans le transport des choses.

Alors un jour, tandis que j’achevais un démontage, il empoigna d’une main le volumineux projecteur, de l’autre le fort pesant redresseur, puis, se tournant vers moi, me dit :

- Jacques, si tu te sens fatigué, tu peux aussi monter sur mes épaules !

- Hé, René ! tu ne parles pas sérieusement, j’espère ? J’aurais bien  trop le vertige…

 


 Photo: Jacques Lambert

 Photo: Jacques Lambert

 

  René Desmaison, et ceci n’est évidemment pas un scoop, était un homme d’une endurance à toute épreuve, d’un moral d’acier, d’une rigueur dans le travail qui ne souffrait aucune entorse. Les tournées longues, ô combien éreintantes pour tous, ne représentaient physiquement rien pour lui, ni stress véritable, ni fatigue conséquente.

En fait, seule la montagne lui manquait.

Et plutôt cruellement.

C’était aussi, maintenant que j’y réfléchis un peu, un premier point commun entre nous : lui comme moi étions capables d’éprouver le mal des montagnes. Oui, oui !... Mais chacun à sa manière, cela va de soi !

René Desmaison, pourtant, était tout autant bon vivant…

Une nuit, le téléphone sonna chez moi.

M’extirpant péniblement d’un premier sommeil, je sortis du lit et, titubant dans l’obscurité, me traînai vers l’appareil que je décrochai pour entendre aussitôt :

- Jacques ?

- Ouais !

- J’ai égaré mes clefs d’appartement. Je suis dans la rue et sans moyen de locomotion ! Tu peux venir me prendre ?

- Bon, bon, d’accord, j’arrive, le temps de me rhabiller ! Je fonce !

Je partis seul et nous revînmes à deux.

Mon minuscule deux-pièces de la rue des Taxandres à Bruxelles servit cette nuit-là de bivouac à l’ami René. De manière brève, il est vrai.

Nous étions en hiver mais, au dehors, le temps se montrait fort clément. Je me rendormis donc tranquillement. Quand soudain :

- Jacques, réveille-toi, j’ai une idée terrible : et si on poussait une pointe jusqu’au resto ?

Je regardai l’heure, il était presque trois heures. Je suis un homme de la nuit. Il le savait, hélas. Mais quand même !

- Enfin René, où veux-tu encore trouver un resto ouvert à cette heure ?

- T’inquiète pas, j’en connais un  où il y a des steaks gigantesques, comme ça…

Il montrait ses deux mains qu’il avait géantes. Je les regardai en me broyant les yeux : les steaks devaient être particulièrement gigantesques, en effet…

Je m’étais donc rhabillé une nouvelle fois, en demi-hâte, et nous avions aussitôt gagné un resto des environs de l’avenue Louise.

Miracle ! les steaks y étaient en effet, et comme promis, totalement démesurés !

Et bien arrosés avec ça !

Ensuite, le temps d’une cigarette, plaisir qu’il s’offrait chichement et donc pour lui resté suprême (il en fumait tout au plus deux dans la journée), nous avions encore regagné mollement notre bivouac. Enfin, quand je dis mollement, mollement… c’était surtout en ce qui concernait ma pauvre carcasse! Mais pas grave, hein, j’étais quand même un véritable homme de la nuit...

Repu et rompu, je me rendormis assez vite.

Il devait être vers les sept heures, sept heures et demi du matin, quand un branle-bas de combat se fit sournoisement entendre dans mon deux-pièces, en vint à titiller le reste de mon sommeil. Puis, brusque coup de tonnerre :

- Jacques, rhabille-toi ! Vite ! C’est l’heure du jogging !

- Quoi ?

-  Le jogging ! C’est l’heure du jogging !

René Desmaison s’entraînait ainsi, chaque matin, deux heures durant et par tous les temps, qu’il pleuve, vente ou gèle. Au parc Royal quelquefois. Ou alors au Bois de la Cambre dont il avait appris à connaître chaque sentier. En forêt de Soignes aussi. Mais ce matin-là, ce fut sur le Parc du Cinquantenaire tout proche qu’il jeta son dévolu. Encore heureux !

Et surtout, pas la moindre exception à la règle.

- Tu comprends, Jacques, si on commence par se donner des excuses, on finit par en trouver tous les jours de nouvelles…

En ce sens là, René Desmaison, athlète de haut niveau, restait un homme impitoyable.

Impitoyable, comme il pouvait l’être aussi envers ceux qui l’étaient envers lui…

Il m’arrivait parfois (enfin, assez rarement tout de même !) de l’accompagner lors de ses entraînements. Ce fut le cas, notamment, en Ardennes où je choisissais les hôtels, non en raison de la proximité des salles où il se produisait, mais en fonction de la proximité d’un terrain de jogging…

Mon entraînement à moi, est-il besoin de l’avouer, se limitait au temps mesuré de ses échauffements à lui. Après, je m’effondrais. Lui s’envolait.

C’était là une différence de plus entre nous…

Photo: Jacques Lambert

 

René Desmaison ne craignait en fait ni les initiatives, ni les risques - qu’il calculait toujours au plus juste, ne laissant que peu de marge à l’erreur -, ni les polémiques violentes qu’il provoquait parfois sur sa personne. Car en toute circonstance, il restait lui-même, il demeurait entier, d’une apparence dure et rigide, bridant ou masquant ses propres émotions. Mais c’était aussi là, je pense, les secrets de sa trempe à lui.

Et cette trempe-là, alliée à une force physique étonnante, savamment entretenue (il avait le culte de l’effort), et à un réel mépris du danger mesuré, lui valut d’inventer et parfaire l’alpinisme hivernal, d’ouvrir des voies nouvelles ici et là, et de vaincre, un peu partout dans le monde, pas moins de 114 sommets restés jusqu’alors inviolés… Bref de s’offrir le plus époustouflant des palmarès dont ne peut que rêver tout alpiniste bien-né.

 

Bye, bye, René.

Photo: Jacques Lambert

 

Quelques livres de René Desmaison :


La montagne à mains nues. Flammarion. 1971.

342 heures dans les Grandes Jorasses. Flammarion. 1973.

Protégeons la montagne. Nathan. 1978.

Combat pour une hivernale. Maraval. 1978.

Professionnel du vide. Arthaud. 1979.

Les Andes vertigineuses. Flammarion. 1983.

Au royaume des montagnes. Barthelemy. 1992.

Pérou Equateur. Barthelemy. 1999.

Les grimpeurs de murailles. Hoëbeke. 2000.

Les forces de la montagne. Hoëbeke. 2005.